Le conspirationnisme comme nouvelle lutte des classes

  Richard-Emmanuel EASTES, Associate Researcher – Science & Technology Studies Lab (STS Lab) - Faculty of Social and Political Sciences – Lausanne University (UNIL), Switzerland

On a souvent tendance à présenter la pensée conspirationniste comme une sorte de maladie virale qui se propagerait de proche en proche via les réseaux sociaux. Face à l'ampleur de ce qu'elle lit comme une "infodémie complotiste", la communauté scientifique réagit comme on l'attend : la maladie doit trouver son remède. La mécanique allopathique se met en marche : le remède spontanément identifié est "l'esprit critique", qu'il convient de disséminer le plus rapidement et le plus largement possible.
Or si l'accélération du phénomène et le rôle des plateformes numériques sont indéniables, cette approche fait peut-être perdre de vue l'une des dimensions essentielles du problème : la pensée complotiste est d'abord une réaction d'une partie de la population à une organisation du monde qui la déclasse et la prive de parole. Une bouée de sauvetage face à une compréhension du monde qui lui échappe. Et ce, à l'inverse (voire pour le profit, réel ou fantasmé) d'une élite intellectuelle, politique et médiatique qui, du haut d'un savoir d'autant plus incontestable qu'il est fondé sur une science incompréhensible et inaccessible au plus grand nombre, lui impose ses contraintes environnementales et sanitaires.
Ce faisant, cette élite construit un pouvoir biopolitique (1) et écopolitique (2) où les données et les modèles viennent s'imposer aux corps, physiques et sociaux, comme aux esprits. Ainsi doit-on comprendre l'expression "dictature des experts", qui traduit la détresse d'hommes et de femmes confronté·es au rétrécissement de l'espace d'expression de leurs opinions sous la pression du savoir des élites ; et la posture complotiste comme, peut-être, la seule solution qui leur reste pour conserver un minimum de dignité et l'impression de pouvoir encore comprendre et agir sur les dynamiques sociales.
Car l'esprit critique est justement ce que revendiquent haut et fort les conspirationnistes, dans les égarements de leur lutte contre la "pensée unique". Il y aurait donc d'une part l'esprit critique des élites, et de l'autre celui des exclus. Dans cette perspective, le complotisme est la démarche scientifique du pauvre, au sens social et intellectuel du terme. Du pauvre d'esprit. Opposer le premier esprit critique au second, c’est donc risquer de nourrir encore un peu plus la nouvelle lutte des classes que traduit et révèle la pensée conspirationniste.
Telle est l'hypothèse que nous nous proposons de développer dans cette communication, en présentant le conspirationnisme comme un régime de véridiction (1) réactif face à un sentiment d'oppression sociale. Non pas comme l'origine mais comme le symptôme d’un autre mal qui mérite toute notre attention : l'exclusion intellectuelle et sociale de ceux-là même que nous accusons de complotisme.
De quoi, peut-être, dégager de nouvelles pistes d’action pour la médiation scientifique.

(1) Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 197.
(2) Le tournant écopolitique de la pensée française, Le Monde, 2 août 2020.